C’était l’époque où le temps me rendait plus homme que garçon. J’avais rencontré Muriel quelques mois auparavant. Tout le monde la disait jolie, moi je la trouvais belle. Elle avait deux ans de plus que moi, et sa personnalité affirmée me fait dire aujourd'hui qu’elle était monstrueusement séduisante et cruellement tendre ; je l’avais surnommée Ma Louve. Comme moi elle aimait la lecture, et nous passions nos soirées dans sa chambre, serrés l’un contre l’autre à lire le même livre, parfois à haute voix. Cela nous servait de prétexte à des positions que la morale de l’époque n’approuvait pas. Elle lisait aussi ce que j’écrivais pour elle et qui ne devait constituer que de vaines tentatives poétiques ou des monstruosités littéraires dont je ne serais guère fier aujourd'hui.
Ainsi, elle finit par m’accorder, avec parcimonie, les gages que mon impatient désir réclamait. Un soir, alors que nous venions de nous aimer, elle me fit promettre d’écrire l’histoire de notre aventure amoureuse. Flatté, je pris soin chaque jour de noter sur un cahier d'écolier ce qui à mes yeux méritait d’être rapporté aux éventuels lecteurs de mon ouvrage futur.
Cela dura jusque au solstice d’été, où, durant la nuit, on fêtait la Saint-Jean. La tradition voulait qu'on allume de grands feux que les garçons les plus hardis franchissaient à grands sauts en guise de porte-bonheur.
Ce soir là, j'attendis Muriel des heures durant, mais en vain. Alors que mes copines et mes copains chantaient, dansaient, buvaient, je me mordais les lèvres et me tordais les doigts en imaginant Ma Louve partie s’accoupler avec une autre bête.
La cruauté des moments que cette attente m’infligea fit germer en moi une envie de vengeance peu commune que seule la jalousie peut engendrer.
Lors de mes épanchements enflammés je lui disais souvent qu’elle était comme ma langue maternelle, belle, subtile et capricieuse. De ma bouche c’était un compliment qu’elle accueillait en riant de bon cœur. Cela allait devenir l’arme de mes représailles.
Mes lectures m’avaient appris que les méchants auteurs mettent du vinaigre dans leurs écrits, alors que les auteurs talentueux y mettent du sel. J’avais aussi découvert que la force d’une phrase peut aussi résider non pas dans ce qu’elle dit, mais dans ce que le lecteur veut bien comprendre, et qu’une simple lettre ajoutée par ledit lecteur, un E par exemple pouvait en changer le sens.
Aussi, dès le lendemain de mon infortune j’entrepris de rédiger à ma façon et avec la complicité du vicieux accord du participe passé, l’histoire que je lui avais promise, tout en préservant son honneur, mais sans renoncer à ma revanche. Animé par la rage, aveuglé par un voile lacrymal j’écrivis : C’était la nuit de la Saint-Jean, Muriel avait allumé un grand feu et nous l’avons tous sauté !