Le Prince de l'eau

   Quand mon père nous avait annoncé sa future promotion, ma mère et moi n’avions pas envisagé que le poste de responsable d’agence bancaire qu’on lui proposerait nous conduirait en province. La chaleur étouffante de juillet enfiévra notre déménagement.

   La luxueuse villa que mon père avait découverte était, comme disait ma mère, blottie dans un charmant village de trois cents âmes. Incrédule, je me mis à comptabiliser les villageois. Ainsi, je dus me faire à l’idée que, dans ces contrées rustiques, les animaux domestiques possédaient une âme. J’allais vivre mon adolescence dans un trou à moitié désert.
Déraciné, loin de mes copains, loin de tout, je décidai de dissiper ma nostalgie et de conquérir mon nouveau monde. Je couvris en cinq sec la longueur de la rue principale qu’une élogieuse pancarte appelait « Grand-rue ». Je ne pus retenir un haussement d’épaule narquois avant de m’engager sur le chemin menant à un petit bois que, dans un élan de sagacité, les villageois avaient baptisé « Le petit bois ». Quelques minutes me suffirent pour le traverser et atteindre un vaste étang que des abords broussailleux rendaient peu accessible. Des effluves parfumés et variés m’invitèrent à poursuivre mon errance. Indifférent aux écorchures que les ronciers s’obstinaient à graver sur mon visage et mes mains, j’en sillonnai les berges sauvages. À la faveur de cette exploration, je fis la connaissance d’un pêcheur à la ligne. Au village on le surnommait « Le Maître de l’eau ». Selon lui, il devait ce sobriquet flatteur à ses prises exceptionnelles et à son « sens de l’eau », ce que je traduisis par « pouvoir surnaturel ». Le temps passé au bord de l’eau, les heures d’observation, et la mobilisation de nos facultés que cela exigeait ne m’apparurent que bien plus tard. Par la suite, rien ne compta plus pour moi que ces rencontres avec ce disciple de saint Pierre dont l’activité me semblait être davantage un art qu’une technique. La passion m’habitait déjà. J’avais dès lors décidé de devenir un pêcheur émérite.

   Mon père ne voyait pas d’un bon œil ce nouveau passe-temps. Je risquais de tomber à l’eau, disait-il. Et puis ce type que je fréquentais, que savions-nous de lui ? Néanmoins, les témoignages obstinés de mon enthousiasme et l’influence salutaire de ma mère vinrent à bout de l’autorité paternelle. La semaine suivante, j’étais en possession d’un équipement flambant neuf. La période de congés annuels de Félicien – c’était le prénom que j’avais lu sur la boîte aux lettres du Maître de l’eau – coïncidait avec l’acquisition de mon attirail. Nous disposions donc de longues semaines ininterrompues pour pratiquer notre passion commune.
Je m’intéressais surtout à la pêche du brochet au vif, fasciné que j’étais par ce formidable poisson impressionnant de puissance et de vivacité. Le brochet, m’expliqua Félicien, est un carnassier, il chasse à l’affût. Ablettes, gardons rotengles… constituent son mets habituel. Cette « blanchaille » utilisée comme vif pour la pêche du brochet est délicate, il faut user de patience et de charme. Ainsi, avant de me frotter au géant des eaux douces, je dus faire preuve d’humilité, redoubler de persévérance.
Mon initiation dura bien plus que les quelques semaines que j’avais envisagées. Combien de nœuds inextricables suscitèrent les sourires magnanimes de mon maître ? Combien de lignes échouèrent dans les branches de quelque saule ou de quelque buisson immergé sous les moqueries des grenouilles auxquelles j’adressais des « Quoi coaaa ? » belliqueux. Bien qu’il ne me le dît jamais, je crois que mon maître me trouva plutôt bon élève. Aucune anicroche, aucun retour bredouille ne vint à bout de ma ténacité. À la fin de l’été suivant, Félicien jugea mon expérience suffisante pour la pêche au vif. Il avait théâtralisé sa déclaration en désignant le brochet par son nom latin : « Je crois que tu es prêt. Esox-lucius n’a qu’à bien se tenir ». Puis, comme pour me défier gentiment, il ajouta : « Dès que ton premier brochet sera sur la rive, tu seras mon prince de l’eau ».

   De la période qui suivit, j’ai gardé un souvenir inoubliable : dans cet étang encombré de nénuphars et d’herbiers, il fallait souvent donner à notre vif une liberté restreinte, le laisser tourner sur place. À cette fin, Félicien me montra la technique du « pater noster ». Quand il prononça ce mot, je ne pus m’empêcher de déclamer la prière qu’on m’avait enseignée : « Notre père qui êtes aux cieux… » ; ce à quoi il répliqua sèchement : « Restez-y ! ». Mon air offusqué l’incita à se justifier. Confus, il bredouilla que ces mots étaient les premiers vers d’un poème de Prévert qu’il connaissait par cœur. Sa mine s’égaya quand j’ajoutai : « Notre Père qui êtes aux cieux… donnez-nous notre brochet quotidien ». Me poursuivant jour et nuit, mon oraison fit germer des chimères de pêches miraculeuses dans mon esprit imprégné de l’éducation religieuse qu’on m’avait imposée.

   C’était un dimanche de début d’automne, il me tardait de devenir le prince de l’eau. Je quittai la maison avant le chant du coq. Félicien, assis sur le muret qui délimitait notre propriété, m’attendait, frais comme un gardon. En revanche, mon réveil précoce m’avait laissé aussi vaseux que l’étang qui nous attendait. Ce qu’il faut de passion et de volonté pour vaincre le sommeil, se lever en hâte, engloutir une tartine et un bol de chocolat, bâcler sa toilette et se harnacher avant le départ !
L’air frais du matin et les pas rapides de Félicien me stimulaient. Devant la boulangerie, des jeunes un peu éméchés, de retour d’un bal voisin, s’apprêtaient à finir leur nuit devant une tasse de café et des croissants. Leurs rires et leurs joyeux papotages finirent de me revigorer. Nous empruntâmes le chemin du petit bois. Félicien marchait dans le sillon de droite, tandis que je foulais l’herbe humide au milieu du chemin, cette zone épargnée par les véhicules où le sol est plus haut. J’évoquais ma vie parisienne que je ne regrettais déjà plus. Lui me parlait de sa fille Emma avec laquelle j’ai souvent traversé le petit bois quelques années plus tard. Curieusement, malgré la vigueur dont nos corps débordaient, nous mettions bien plus de temps que nécessaire. Mais cela est une autre histoire…
Quand nous abordâmes l’étang, des brumes légères montaient de sa surface lisse et sombre. Apeuré, un sanglier venu s’abreuver détala bruyamment. Dans ce moment où le jour venait de poindre, où le soleil, avec parcimonie, sortait la nature de sa torpeur, chaque murmure, chaque bruissement, qui échappait à notre discrétion, était une offense, presque une blessure infligée à ce monde qui nous accueillait sans réserve. Félicien m’abandonna le choix de la place où nous nous installâmes. En quelques minutes nos lignes furent posées. La matinée passa, ordinaire. Maître Esox nous trahissait de sa tempérance.

   Alors que le soleil commençait à décliner, des ondes de vent alertèrent Félicien. Il m’affirma que l’orage qui se préparait était propice à exciter les brochets. Mon regard dubitatif ne laissa aucun doute sur l’intérêt que j’accordai à ses élucubrations. C’était bien là notre seul point de désaccord.
En fin d’après-midi, à quelques mètres de mon bouchon qu’un gardon énergique faisait danser sous les branches d’un saule majestueux, une éphémère gerbe argentée éclaboussa la surface : la blanchaille paniquée fuyait une attaque. La chasse du brochet m’avait fait tressaillir. Le regard de Félicien m’électrisa. Ses yeux semblaient me dire : « Il est à toi, ne le rate pas… » Le brochet allait-il mordre à ma ligne ou résisterait-il à la tentation d’attaquer mon vif ? La réponse fut celle que j’espérais et que j’appréhendais à la fois. Mon bouchon se mit à danser de plus belle, puis se souleva mollement avant de plonger en force et disparaître. Mon cœur s’affolait. Mes oreilles bourdonnaient. Je n’entendais plus les grenouilles moqueuses. Dans ces moments d’intense émotion, le temps n’existe plus, le cadre de l’existence se restreint. Seul compte l’instant présent qui nous accapare. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir saisi ma gaule, ni avoir tendu mon fil avant de ferrer. Mais je l’ai fait, et « sacrément bien fait », comme le dit Félicien sur le chemin du retour en jetant lourdement sa veste sur mes épaules déjà mouillées par l’orage qui fracassait le ciel comme pour annoncer la naissance du Prince de l’eau. Mon enthousiasme et mon impatience avaient considérablement rallongé la Grand-rue, me faisant instinctivement forcer le pas.

   Mon retour à la maison fut salué par les manifestations d’admiration de mes parents. Félicien resta pour l’apéritif et nous confia que son premier brochet mesurait cinquante-trois centimètres. Huit de moins que le mien ! Toute la soirée, je vis de la fierté dans le regard de mon père.
À treize ans, même pour un prince de l’eau, il n’y a rien de mieux que la fierté d’un père.
 

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