Le cardiologue examine la bande graphique, scrute le tracé et semble hésiter.
Je me dis : « Quoi que tu dises mon bonhomme, je pars quand même. C’est pas une systole qui chahute qui va me foutre en l’air un rêve de vingt ans ».
J’ai accepté ces contrôles médicaux pour rassurer ma compagne, mais ma décision définitive est déjà arrêtée. Le toubib lève la tête, et dans un sourire qui ne masque pas l’expression de ceux qui pensent avoir un pouvoir sur vous me lance :
- Je crois que vous allez pouvoir partir. C’est pour quand ?
- Fin juin !
- Pile pour l’été.
- C’est à dire que… dans l’hémisphère sud on approchera de l’hiver.
Il hoche la tête un peu vexé de sa bévue puis comme pour se rattraper il enchaîne sur la navigation. Je crois qu’il est assez fier de me montrer qu'il n'est pas profane, alors je lui demande :
- Vous naviguez aussi ?
- Oui… il hésite un moment… mais pas comme vous, juste sur le lac Léman ; j’ai de la famille là-bas.
Je me prépare pour le cap Horn et lui me parle du lac Léman ! La superposition dans mon esprit des images des tempêtes du Horn et des promenades dominicales sur le lac amorce un sourire que je retiens poliment avant de questionner :
- en solitaire ?
Il ne comprend pas que je le taquine et précise :
- Non ! avec ma femme et mon fils.
Amusé par ma raillerie je quitte son cabinet le cœur léger.
Trois semaines plus tard, je dis au revoir à quelques amis et j’embrasse ma compagne. Je la prends dans mes bras, lui chuchote quelques mots pour lui redire ce que je lui ai écrit comme une promesse : quand je reviendrai, je serai un autre homme, plus déterminé, plus sage aussi sans doute. Mais je sais qu'elle craint que ma carcasse finisse dans les eaux. J’essuie ses larmes.
Un TGV, trois avions et un taxi plus tard je suis à Ushuaia au domicile de mon ami Serge.
Contrairement à moi, Serge a fait le choix de vivre pleinement sa passion de la voile en s'installant en Argentine. C’est avec lui que je me suis confronté aux Quarantièmes rugissants. C’est aussi avec lui et grâce à lui que j’ai préparé ce projet du cap Horn en solitaire sous les Cinquantièmes hurlants.
Il veut m'emmener au bateau, mais je suis crevé. Nous irons demain.
Je passe plus d’une semaine à faire des sorties sur le monocoque, de jour comme de nuit et j’en profite pour régler des formalités avec les autorités argentines et chiliennes. Sans que j'aie besoin de lui dire, Serge sait que malgré notre amitié et notre confiance mutuelle, j'ai fait quelques vérifications sur le bateau.
Le jour du départ, mon ami m’accompagne jusque au port et après les dernières recommandations toujours échangées entre nous avant nos défis, il s’éclipse rapidement. Il a toujours su deviner et respecter mes besoins de solitude.
J’appareille sous un rayon de soleil et je m’engage dans le canal de Beagle pour rejoindre Puerto Williams sur l’Île Navarino, passage obligé pour le cap Horn. En quittant le Beagle, je prends le Paso Picton en direction des îles Wollaston puis vers l’île L’Hermite avant d’apercevoir l’île de Horn dans la boucaille. Tandis que quelques dauphins suivent mon embarcation, des albatros la survolent en longs et majestueux vols planés. Je longe l'île du nord au sud où plus aucune terre ne casse le vent d’ouest. La mer commence à se révolter.
Je suis de plus en plus ballotté et lorsque j’ai le cap Horn et la lumière de son phare en vue, le ciel me crache une pluie froide rendant la visibilité très mauvaise. Le Horn n’est qu’une masse grise et noire de plus de quatre cents mètres de hauteur, longue de cinq miles, un peu plus que l’île de Groix. La température est positive de quelques degrés seulement. Je sais déjà que la lutte sera rude.
À l’approche du cap Horn, le vent est de plus en plus violent et je dois passer des vagues de quatre à cinq mètres. Le bateau fait merveilleusement son travail. Inlassablement, il dresse ses treize mètres jusqu’aux crêtes, puis se jette dans les creux ; mais il se plaint sans cesse et n’est plus qu’un grincement continu modulé par la houle. J’ai une pensée pour ces marins qui ont péri en passant ce cap, le cap des tempêtes, porte redoutée d’une nécropole marine.
Je suis sévèrement secoué et je pressens que le Horn a décidé de m’emmurer dans ses eaux froides. C’est un combat qui commence et je retrouve mes sensations de jeune boxeur. Le corps fait sa chimie pour maintenir à niveau la machine de nerfs et de muscles bien huilée. Dans ces moments-là, on ne pense plus. La pensée devient instinct sous les giclées d’adrénaline et le cerveau commande aux nerfs qui commandent aux muscles.
La mer a grossi. J’ai sans doute sous-estimé les forces du vent et du courant et malheureusement, j’ai encore de la voile qui pousse le monocoque de plus en plus vite. Il est trop tard pour détoiler et je vais bien trop vite, si vite que le bateau ne monte pas la vague suivante et la traverse. Je suis sous l’eau ! Pendant combien de secondes ? Je l’ignore. Il paraît que lorsque la mort approche, on voit défiler sa vie entière en quelques secondes. Foutaises ! Encore une invention de poète ! C’est vraiment con un poète !
Quand le bateau refait surface, je me rends compte qu’il a viré à tribord. Si je prends la vague par le travers, je chavire et je suis mort. Je redresse la barre en catastrophe et je prends la gifle de face. Je suis encore vivant !
Des récits des cap-horniers, j’ai à l’esprit ce que nous ont rapporté ceux qui ont frôlé la mort, certains ont fait le signe de croix ou ont appelé leur mère, d’autres sont restés silencieux ou disent ne pas se souvenir. Quelques-uns ont avoué que la peur avait vidé leur vessie. Moi, je hurle comme un fou : « Je t’aurai Cabo de Hornos ». Pourquoi l’ai-je nommé par son nom espagnol ? Je l’ignore encore. Je ne suis mouillé qu’à l’extérieur et je me dis qu’il faudra que je pisse par-dessus bord quand j’en aurai fini avec le Horn. Comme la tempête me laisse un moment de répit tout relatif, je m'amuse un instant en m'imaginant appeler le gardien du phare à la VHF pour lui demander où sont les toilettes. Il faut bien que le moral tienne. J’en profite pour détoiler. Dans ces conditions, ça me prend un temps fou. Je suis trempé quand je reprends la barre. Je m’y cramponne, je m’y accroche en scrutant la surface de l’océan qui m’épargne ses vagues scélérates et ne met pas sur ma route les quelques icebergs que j’observe assez loin du bateau.
Je suis en Terre de feu et j’ai froid !
J’ai enfin le cap Horn par le travers bâbord ! Mon GPS me dit que j’ai navigué par-delà le 56e sud et que j’ai franchi la ligne nécrophage, la frontière entre le Pacifique et l'Atlantique. J’ai toujours pensé que Pacifique était le plus joli nom que les hommes ont donné à un lieu de la planète. Je me tourne vers l’albatros sculpté érigé sur l’Île par l’Association des Cap-Horniers en mémoire des marins disparus dans ces eaux. C’est un moment de recueillement sous la pluie qui n’a pas cessé avant que je sois éclaboussé par la joie d’avoir enfin passé le cap Horn. Je dois encore faire face à la force du vent et de l’eau ; mais qu’importe !
Enfin, je m’engage dans la passe Al Mar del Sur entre les îles Deceit et Herschel.
La poitrine me brûle, mes muscles, mes articulations me font mal, mais je suis heureux, heureux sur ma chère mer ravageuse, marâtre inhumaine et redoutable, maîtresse capricieuse et imprévisible, femme charmeuse et volage, douce amante, ventre mouillé, vulve ouverte sur les paradis et les perditions.
Depuis mon retour, j’ai souvent songé à refaire le cap Horn, dans l’autre sens, d’est en ouest cette fois. Mais lorsque le souffle tiède de ma compagne endormie sur ma poitrine me caresse, je me dis qu’il vaut tous les vents de tous les océans.
J’ai peut-être atteint la sagesse.