La nuit s'assombrissait, des chants de victoire soudain emplirent les rues alentour du stade. L'équipe de France de rugby venait de remporter le Tournoi des V nations.
Ce souvenir encore vivace a ramené Pierre Tournerie des années en arrière. Dans une excitation presque infantile, il mime plus qu'il ne raconte ce moment où il a mené l'équipe à la victoire en feintant l'arrière irlandais pour jeter dans les bras de Lopez le ballon décisif. C'est ainsi chaque fois qu'un match retransmis à la télévision redonne du lustre à sa gloire passée. Ces jours-là, dans la salle de télévision de la maison de retraite, il est écouté comme un expert. Encouragé par la complaisance de ses camarades, il commente, tantôt félicitant un joueur, tantôt en blâmant un autre. Parfois il se laisse aller à discuter une décision de l'arbitre en s'empressant d'ajouter d'un ton péremptoire qu'au rugby cela ne se fait pas.
Pierre Tournerie ne raterait pour rien au monde une rencontre comme celle de ce soir. Vingt bonnes minutes avant le coup d'envoi de la finale de la Coupe du monde, alors que les joueurs des équipes de France et d'Afrique du sud sont encore au vestiaire, il est assis à la meilleure place qui de toute façon lui est réservée. Cela n'a jamais été dit par quiconque mais l'évidence l'impose, plus comme une logique incontournable que comme un diktat. Les soirs de rugby, le grand fauteuil noir aux accoudoirs un peu avachis c'est la place de Pierre et personne n'irait s'y opposer. Avant même le coup d'envoi on lui demande son avis. Ses commentaires animent la salle désertée par les dames. «Le sélectionneur a-t-il eu raison de prendre Bourgeois qui n'a pas beaucoup joué dernièrement ? Lardeur est trop agressif, il risque de prendre un carton rouge ! Gallichot rentrera dans le dernier quart d'heure, c'est sûr. Dommage que Stocca ait arrêté sa carrière, il va nous manquer. » Les plus passionnés apportent une précision, évoquent un match précédent, mais l'ancien champion conserve la vedette. Chacun sait qu'à la mi-temps, il filera dans sa chambre pour en revenir avec une boîte à gâteaux bourrée de photos. Certaines ont fait la une des journaux sportifs. La collection de clichés éparpillée sur la table basse accueillera les médailles auxquelles Pierre attribuera une date et le nom de l'équipe adverse. Le visage illuminé il ajoutera «Celle-là, c'est Malfait, le Ministre des sports qui me l'a remise. L'autre là, j'aurais pas dû l'avoir, mais Collard s'est blessé et j'ai été sélectionné à sa place. »
Le match débute mal. Durant le premier quart d'heure, les français peinent de façon inquiétante comme Pierre l'avait prévu : « J'vous l'avais dit ! Mais y vont s'réveiller, ça va pas tarder, vous inquiétez pas ! ». Quelques minutes plus tard, un premier essai transformé redonne l'avantage à l'équipe de France. De la paisible maison de retraite éclatent des cris et des applaudissements louant autant la réussite des joueurs français que les prévisions du champion local.
De temps à autre une blouse blanche s'aventure dans la pièce, fait mine de s'intéresser à la rencontre avant de s'éloigner. C'est Sophie, l'infirmière du service de nuit. Pierre aime bien Sophie, sa voix lui rappelle celle de sa fille unique qui ne lui rend visite qu'une fois par an, à Noël. Il s'égare un peu dans ses souvenirs familiaux avant que le téléviseur le rappelle d'une clameur. Le match se poursuit avec son lot de gestes admirables, de craintes lorsqu'un joueur reste à terre, d'exaltations, de coups manqués, de séquences de jeu décortiquées par Pierre évoquant maintenant les quelques années durant lesquelles il accompagnait Roger Couderc comme commentateur.
Certains proposent à Pierre de commenter l'intégralité de la rencontre et de couper le son. Un autre provoque l'hilarité générale en hurlant « Pas question ! Avec la redevance on paye aussi le son. » Du coup, Sophie vient voir ce qui fait tant rire ces messieurs. Le blagueur renchérit « Le rugby, c'est pas pour les femmes, surtout la troisième mi-temps. » les rires redoublent, tandis que l'infirmière s'amuse : « On verra qui fera la troisième mi-temps quand je piquerai mon aiguille dans vos grosses fesses. » Nouveaux rires avant que le calme revienne, réclamé par quelques-uns.
Chacun se concentre à nouveau sur la rencontre. Le score inchangé inscrit en haut à gauche de l'écran rassure ceux qui craignent d'avoir manqué une action importante... Puis vient le moment des premiers remplacements provoquant de nouvelles remarques. On parle tactique, on compare les joueurs, leur rapidité, leur âge, leur forme physique, leurs résultats récents. Si on le pouvait, on s'adresserait directement à l'entraîneur pour le conseiller. L'arbitre vient de siffler le retour au vestiaire alors que le panneau lumineux en gros plan sur l'écran affiche 16 à 9 en faveur de l'équipe de France.
Le son toujours trop fort de la publicité ranime ceux qui se sont assoupis. Des chaises crissent sur le sol. La fraîcheur du soir de septembre n'empêchera pas les fumeurs de se précipiter à l'extérieur, la cigarette déjà à la main ou à la bouche. Pierre Tournerie se lève, quitte nonchalamment la salle et regagne sa chambre. Puis, avec la précision de l'habitude qui confine au rituel, il se sert un verre d'eau qu'il boit d'un trait pour accompagner trois pilules colorées et le pose à l'envers sur un mouchoir plié sur sa table de chevet. Le pensionnaire de la chambre d'à côté n'a pas suivi la rencontre, mais à entendre Pierre siffloter dans sa salle de bain l'hymne de l'équipe de France, il imagine que la France a gagné.
Pierre se met au lit et éteint la lumière. Il n'est déjà plus le champion de l'équipe de France de rugby. Il n'est plus que Pierre Tournerie, pensionnaire d'une maison de retraite dans le sud-ouest de la France. Ses sens se détrempent. Les bruits tardifs se font plus rares, plus étouffés. Le sommeil le gagne. Il n'a déjà plus la conscience suffisante pour repenser à la finale qu'a gagnée l'équipe de France lorsque la lumière de la chambre s'allume.
- Monsieur Tournerie, vous êtes déjà couché, vous ne vous sentez pas bien ? Vous auriez dû me prévenir, ce n'est pas prudent.
Déjà engourdi par le sommeil naissant, Pierre s'assoit péniblement dans son lit.
- Non mademoiselle Sophie, tout va bien, je veux dormir tout simplement.
- Mais, la finale ! Vous ne regardez pas la fin du match ?
- Quelle finale ?
- La finale de la coupe du monde de rugby. La France mène 16 à 9 et la deuxième mi-temps va commencer. Vous aviez l'air si heureux tout à l'heure. Allez ! vos amis vous attendent.
La jeune infirmière l'aide à se lever, lui prend le bras et l'accompagne jusqu'à la salle de télévision en considérant avec effroi l'inexorable ravage de la maladie d'Alzheimer sur le champion.
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