Dans notre pays, les chasseurs et les pêcheurs ont la réputation d'être des menteurs.
Il faut croire que l'idée est tenace, car de ceux à qui Vincent a tenté de raconter son aventure, aucun n'a daigné l'écouter jusqu'au bout.
Mais aujourd'hui, son interlocuteur semble attentionné, très intéressé même, allant jusqu'à l'interrompre pour le prier de préciser des détails de son récit dont il serait dommage de vous priver.
Voici donc l'histoire de Vincent telle qu'il l'a rapportée :
"Ce jour-là, aux aurores, je m'étais rendu à la rivière, bien décidé à y passer la journée entière et à prendre quelques gardons et ablettes, et pourquoi pas un brochet au vif comme j'en avais tant pris depuis que mon père m'avait transmis sa passion en m'offrant une canne à pêche pour mon dixième anniversaire. Je venais de poser ma première ligne lorsqu'une grosse brème est montée en surface. Jusque-là tout était normal, mais lorsque j'ai entendu cette voix semblant venir de l'endroit où la brème était apparue et m'ordonnant de renter chez moi, je me suis dit qu'un gamin me faisait une farce. Mais le phénomène s'est reproduit.
"Laisse-nous tranquille !" dit une carpe en faisant de grosses bulles en surface. "Barbare !" hurla un brochet tapi sous des nénuphars. Des ablettes rassemblées en surface à deux mètres du bord piaillaient tout autant que les gardons et les chevesnes... Les poissons, toutes espèces confondues semblaient s'être ligués contre moi et bien décidés à ne pas me laisser pêcher. Une clameur accusatrice, angoissante montait à la surface de l'eau. J'y distinguais les accusations les plus dures, les mots les plus enragés lorsque la faune aquatique me traita de dictateur, de tortionnaire, de fou dangereux. Tous se rassemblaient sur le poste où j'avais décidé de m'installer, toujours plus nombreux, plus vindicatifs, plus menaçants. La rivière grouillait de leur insurrection. Les meneurs, de belles carpes et de gros brochets, exhortaient les poissons de passage à les rejoindre. La plupart n'hésitèrent pas à suivre le mouvement, certains venant grossir le groupe de tête, d'autre préférant rester à l'arrière et se mêler au menu fretin. Certains m'ont rappelé le mal que je leur avais fait avant de les remettre à l'eau. D'autres à maintes reprises m'ont reproché d'avoir tué et mangé un des leurs.
C'était une rébellion, une véritable révolte. J'avais l'impression de vivre un cauchemar. Mais tout était réel... Bien sûr, on ne me croit pas, mais c'était bien réel, je vous assure".
Vincent fut interrompu par son interlocuteur :
- Aviez-vous déjà entendu des poissons parler avant ce jour-là ?
- Non, c'était la première fois... J'étais épouvanté !
- Étiez-vous allé régulièrement à la pêche durant la période qui a précédé cette mésaventure ?
- Je n'y étais pas allé depuis des années. J'ai voulu y retourner pour me détendre un peu, passer une journée paisible.
- Si la pêche vous détend, pourquoi n'y alliez-vous pas plus souvent ?
Vincent soupira longuement avant de se lancer dans son histoire :
- Durant mon enfance et mon adolescence, j'allais à la pêche régulièrement, avec mon père et parfois seul. Mais lorsque j'ai commencé à travailler, j'ai voulu me consacrer à ma carrière et mes parties de pêche se sont espacées. Alors que j'avais pris l'habitude de pêcher chaque week-end, je finis par ne le faire qu'une fois par mois parce que je n'avais plus le temps ou que j'étais trop fatigué. Et puis mon patron m'en demandait toujours plus, et je ne suis plus allé à la pêche que lors des vacances d'été. En tout cas, j'y allais beaucoup moins souvent que j'aurais voulu, pour rester un peu avec ma compagne qui trouvait que je ne m'occupais plus d'elle, que je ne la regardais plus.
Elle avait raison. Je ne vivais plus que pour mon travail et ma carrière. Mes mains et mes doigts étaient devenus les accessoires biologiques de mon ordinateur portable dont je ne me séparais jamais, et mon cerveau ne fonctionnait plus guère que comme un domestique, un valet servile de l'entreprise, de son chiffre d'affaires, de ses gains de productivité et de sa rentabilité.
Ma famille, mes amis se mirent à parler de déprime, de dépression, mais je m'en moquais, je travaillais encore et encore... Mon matériel de pêche finit recouvert de poussière au fond de la cave de mon immeuble..."
Un long silence suivit le discours de Vincent avant que la question arrive :
- Savez-vous ce qui vous est arrivé et pourquoi vous êtes ici ?
Le regard et l'esprit de Vincent semblèrent se perdre dans le vide.
- En début de semaine, je m'étais disputé avec ma compagne. Elle ne supportait plus cette situation qui faisait toujours passer mon travail avant notre vie privée. Alors j'avais décidé que nous passerions le week-end à la campagne et que j'en profiterais pour aller quelques heures à la pêche. Le vendredi, alors qu'il me tardait de finir la semaine, un peu avant le déjeuner, mon patron est entré dans mon bureau et m'a annoncé qu'il avait programmé une réunion et que tout devait être prêt pour le lundi matin. Mon week-end était foutu ! Mais cette fois, je n'ai pas accepté ; je me suis rebellé. J'ai répondu que j'avais autre chose de prévu. J'ai ajouté que j'étais un salarié, pas un esclave. Le ton est monté et j'ai explosé. J'ai tout balancé de rage dans mon bureau en insultant mon patron et en hurlant que j'en avais assez... Deux collègues ont accouru pour essayer de me ceinturer et de me calmer. Je me suis débattu et je crois que je me suis cogné au porte-manteau... Puis je me suis réveillé ici..."
Le psychiatre griffonna quelques mots sur le dossier de Vincent pour consigner son maintien à l'hôpital en considérant avec effroi les ravages que fait la société sur les citoyens qu'elle est censée protéger.